vendredi 7 novembre 2008

Le palais du tonnerre (Guillaume Apollinaire)

Bientôt le quatre vingt dixième anniversaire du décès du poète le 9 novembre 1918 et bientôt le 11 novembre, aussi la série sur Guillaume Apollinaire (le Pont Mirabeau, Nuit Rhénane, l'Adieu, l'Emigrant de Landor Road, Ô naturel désir, Nocturne, A l'Italie, Acousmate, Marizibill, La Victoire, Le Chef de Section, Chant de l'Horizon en Champagne, Le Vigneron Champenois, Dans l'Abri-caverne, Fusée, 14 juin 1915, Simultanéités ...) s'allonge sur la carte du comptoir des vers avec encore un poème sur la première guerre mondiale.

Guillaume Apollinaire - engagé volontaire en 1914 dans l'armée française - a combattu durant la première guerre mondiale comme "poilu" dans l'artillerie, particulièrement en 1915 sur le front de Champagne.
Cet engagement lui permit d'être naturalisé
français en 1917 (il avait avant cela la nationalité polonaise de sa mère).
En 1916, le poète fut touché à la tête par un éclat d'obus. Cette blessure, qui lui valut une trépanation, affaiblit terriblement
Apollinaire qui mourut de la grippe espagnole juste avant l'armistice du 11 novembre 1918.
Bien que réputé pour ses poèmes d'amour (notamment "
Pont Mirabeau"), Guillaume Apollinaire est surtout le poète tragique de la Grande Guerre et de ses horreurs.


Pour cause d'Apollinaire et de guerre de 1914-1918, la carte du comptoir des vers est en panne d'
Arthur Rimbaud (Voyelles, Sensations, Ma Bohème, Chanson de la plus haute tour, le Dormeur du Val, le Bateau Ivre, Vénus Anadyomène, Petites amoureuses ou l'Orgie parisienne).


Par l'issue ouverte sur le boyau dans la craie

En regardant la paroi adverse qui semble en nougat

On voit à gauche et à droite fuir l'humide couloir désert

Où meurt étendue une pelle à la face effrayante à deux yeux réglementaires qui servent à l'attacher sous les caissons

Un rat y recule en hâte tandis que j'avance en hâte

Et le boyau s'en va couronné de craie semé de branches

Comme un fantôme creux qui met du vide où il passe blanchâtre

Et là-haut le toit est bleu et couvre bien le regard fermé par quelques lignes droites

Mais en deçà de l'issue c'est le palais bien nouveau et qui paraît ancien

Le plafond est fait de traverses de chemin de fer

Entre lesquelles il y a des morceaux de craie et des touffes d'aiguilles de sapin

Et de temps en temps des débris de craie tombent comme des morceaux de vieillesse

À côté de l'issue que ferme un tissu lâche d'une espèce qui sert généralement aux emballages

Il y a un trou qui tient lieu d'âtre et ce qui y brûle est un feu semblable à l'âme

Tant il tourbillonne et tant il est inséparable de ce qu'il dévore et fugitif

Les fils de fer se tendent partout servant de sommier supportant des planches

Ils forment aussi des crochets et l'on y suspend mille choses

Comme on fait à la mémoire

Des musettes bleues des casques bleus des cravates bleues des vareuses bleues

Morceaux du ciel tissus des souvenirs les plus purs

Et il flotte parfois en l'air de vagues nuages de craie

Sur la planche brillent des fusées détonateurs joyaux dorés à tête émaillée

Noirs blancs rouges

Funambules qui attendent leur tour de passer sur les trajectoires

Et font un ornement mince et élégant à cette demeure souterraine

Ornée de six lits placés en fer à cheval

Six lits couverts de riches manteaux bleus

Sur le palais il y a un haut tumulus de craie

Et des plaques de tôle ondulée

Fleuve figé de ce domaine idéal

Mais privé d'eau car ici il ne roule que le feu jailli de la mélinite

Le parc aux fleurs de fulminate jaillit des trous penchés

Tas de cloches aux doux sons des douilles rutilantes

Sapins élégants et petits comme en un paysage japonais

Le palais s'éclaire parfois d'une bougie à la flamme aussi petite qu'une souris

Ô palais minuscule comme si on te regardait par le gros bout d'une lunette

Petit palais où tout s'assourdit

Petit palais où tout est neuf rien rien d'ancien

Et où tout est précieux où tout le monde est vêtu comme un roi

Une selle est dans un coin à cheval sur une caisse

Un journal du jour traîne par terre

Et cependant tout paraît vieux dans cette neuve demeure

Si bien qu'on comprend que l'amour de l'antique

Le goût de l'anticaille

Soit venu aux hommes dès le temps des cavernes

Tout y était si précieux et si neuf

Tout y est si précieux et si neuf

Qu'une chose plus ancienne ou qui a déjà servi y apparaît

Plus précieuse

Que ce qu'on a sous la main

Dans ce palais souterrain creusé dans la craie si blanche et si neuve

Et deux marches neuves

Elles n'ont pas deux semaines

Sont si vieilles et si usées dans ce palais qui semble antique sans imiter l'antique

Qu'on voit que ce qu'il y a de plus simple de plus neuf est ce qui est

Le plus près de ce que l'on appelle la beauté antique

Et ce qui est surchargé d'ornements

A besoin de vieillir pour avoir la beauté qu'on appelle antique

Et qui est la noblesse la force l'ardeur l'âme l'usure

De ce qui est neuf et qui sert

Surtout si cela est simple simple

Aussi simple que le petit palais du tonnerre